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Extraits de 

La Bretagne

Gustave Geffroy

1905

 

Gustave Geffroy. La Bretagne. Les Montagnes Noires. page 201

La route reprise, c'est la fin du jour lorsque j'arrive à Pleyben. Je me retrouve là en pays connu. Je suis venu plusieurs fois à Pleyben, qui est situé sur un plateau où se croisent les routes qui vont à Morlaix et à Quimper, à Carhaix et à Châteaulin. Je prendrai la direction de Châteaulin, mais je trouve plaisir, avant de partir, à parcourir l'immense place bordée de maisons irrégulières. C'est une des plus grandes places que j'aie vues au centre des bourgs de Bretagne, et j'aurais aimé la revoir animée par un marché ou par une fête. Je n'ai pas, alors, bien choisi mon jour, car je ne pouvais trouver, en sortant du tumulte de Châteauneuf-du-Faou, un contraste plus net qu'en descendant de voiture au milieu de cette solitude. La vie pourtant n'est pas absente. Quelques enfants se tirent par la main, quelques silhouettes passent au long des murs ou se tiennent sur le pas des portes. Je vois des rideaux blancs se relever ça et là, et des yeux qui épient l'étranger à travers les vitres des boutiques. La curiosité, après tout, est bien naturelle, et ces reclus ont certes le droit de regarder un voyageur. Ils le regarderaient bien davantage s'ils se doutaient que ce passant est là pour les regarder, eux aussi, pour dire le décor de leur existence, ce qu'il peut apercevoir de leur vie, ce qu'il peut deviner de leurs pensées.

Ce que j'apprends de plus en plus, c'est que cette existence des gens des villages, des bourgs, des petites villes, n'est pas aussi morne qu'on est tenté de le croire au premier aspect. D'abord, elle comporte les mêmes grands événements que l'existence des grandes villes, événements qui sont liés au fond permanent, partout semblable, des sentiments humains. Partout, il y a l'espoir de la jeunesse, l'amour, la famille, la naissance et l'éducation des enfants. Partout, il y a la maladie, la vieillesse, la mort. Le reste, vraiment, n'est que l'accessoire. Un cultivateur est aussi occupé qu'un ouvrier, qu'un employé, et s'il réfléchissait, il aimerait mieux se trouver aux champs qu'à la ville, enfermé dans une usine ou dans un bureau. Pour les commerçants des bourgs et des petites villes, ils n'ont pas la même activité à dépenser que les chefs de grandes industries, que les directeurs de maisons internationales. Toutefois, ces chefs et ces directeurs, on les compte. Combien de petites boutiques provinciales dans une ville comme Paris! L'intérêt d'une occupation vient de l'ardeur qu'on y apporte. Les commerçants de Pleyben peuvent déployer une finesse, une diplomatie extraordinaires à vendre des lainages et des cotonnades, des objets de quincaillerie, des denrées coloniales. Les journées, alors, ne sont pas trop longues pour eux. Et songez que sur les sept journées de la semaine, il y a le dimanche, qui est un jour clé réjouissance, de repos et d'excellent ennui, et qu'il y a le jour du marché, et que les cinq autres jours peuvent encore être employés à courir les foires et les marchés des environs. Ce sont les réflexions que je dévide sur l'immense place de Pleyben, et clans quelques boutiques où j'entre et cause avec des marchands et des marchandes, qui me semblent, ma foi ! des personnes très avisées, pleines de gaieté et de malice. On me renseigne, entre autres choses, sur de jolis bonnets noirs, d'un modèle fort ancien, que je vois sur les têtes des petites filles. On fait beaucoup de ces bonnets à Pleyben, depuis les plus simples, en drap, jusqu'aux plus luxueux, en velours et en soie.

Et Pleyben a encore un autre attrait, un double attrait même, c'est son église et son calvaire. L'église, gothique et Renaissance, vaste, irrégulière, dresse trois clochers, dont l'un est une solide tour carrée ouverte par un porche où s'abritent les Apôtres, terminée par des clochetons et un dôme. L'intérieur est éclairé de beaux vitraux de 1564. Le calvaire est daté de 1650 : ce serait donc le dernier des calvaires bretons. C'est aussi le mieux construit, le mieux équilibré, celui dont l'architecture est tout-à fait simple, forte, explicite. Les personnages sont revêtus de costumes du XVIè siècle; mais néanmoins la date de 1650 est gravée avec le nom de l'architecte, Yves Ozane, de Brest, sur la table de la Cène.

On peut trouver singulière cette date de 1650. Charles Le Goffïc, qui a étudié et classé les grands calvaires bretons, émet fort légitimement quelques doutes : «Tout, en effet, dans ce calvaire, revêt un caractère d'archaïsme très prononcé. Nous sommes sous Louis XIV, et les acteurs de la Passion se présentent à nous avec les pourpoints tailladés, les fraises et les harnais de guerre des contemporains de Henri IL Faut-il croire qu'Ozane, comme on l'a supposé, s'est borné à copier d'anciens modèles ? Toutes les suppositions sont permises.» D'autre part, la conception architecturale, raisonnée et claire, peut fort bien être datée de la Renaissance. « Ozane, — dit encore Le Goffic, — s'il s'inspire de ses prédécesseurs, ne les copie point servilement. M. Léon Palustre signale avec raison l'évidement du massif central comme une des modifications les plus heureuses qu'on doive à cet architecte : la plate-forme du calvaire porte sur deux passages voûtés qui se croisent à angles droits, et l'on comprend mieux ainsi le rôle des projections en diagonale, qui ne sont plus seulement en apparence, mais en réalité, de véritables contreforts. Les arcades de la partie supérieure ont disparu; le mur se montre plein du haut en bas. De même la frise, qui court autour du calvaire et qui avait beaucoup trop de hauteur à Guimiliau et à Plougastel, est ici en rapport plus rationnel avec la base (1/5 environ), Enfin les groupes sont distribués avec plus d'art; il y a moins d'encombrement.» La discussion reste donc ouverte. Aux chercheurs de découvrir pourquoi Yves Ozane, vivant au XVIIè siècle, a conçu une œuvre du XVIè siècle, ou s'il a restauré en quelque partie et signé l'œuvre d'un autre. L'important, pour moi, aujourd'hui, est que la belle œuvre d'art s'harmonise admirablement à l'heure du jour, à la couleur du ciel, à la grandeur de la place. Tout s'engrisaille d'une couleur de pluie. Le vaste espace est presque désert. Le calvaire, dans ce délaissement, devient presque une chose vivante, une sorte de petit théâtre où se joue encore un mystère d'autrefois. Je crois voir remuer les petits personnages de pierre, inclinant la tête, faisant aller leurs jambes et leurs bras à la façon des marionnettes. Mais c'est l'air humide, la bruine éparse, qui leur donnent cette apparence fantastique de mouvement. Je les laisse à leur représentation. Ils vont être tout à fait seuls pendant la soirée, la nuit, et ils vont continuer leurs gestes et leur drame, sans public, sans une illumination d'étoiles, au bruit de l'averse probable".