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Réfutation de la thèse de Léon Fleuriot

 

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   Je regrette beaucoup que cet auteur de grand talent se soit laissé aller à identifier le Mons Jovis avec le Grand Saint-Bernard et Cantguic avec Étaples. En réalité, il apparaît nettement que sa seule motivation en la matière était de trouver une explication 'rationnelle1 à l'appellation "... Brittones super Liger-im sitos...", donnée par Sidoine Appolinaire aux troupes de Riothamus, en 469-470(1). Mais il s'agit là d'un décalage de quatre-vingts ans dans l'histoire et qui ne tient pas compte du fait que les conditions politiques et militaires sont totalement différentes entre ces deux époques. Pour dire le fond de ma pensée, ce triangle mont Saint-Bernard-Étaples-Menez-Hom me paraît totalement invraisemblable, car il ne correspond à rien de concret, ni sur le plan géographique, ni sur le plan politique.

   Je ferai remarquer tout d'abord qu'il existe de nombreux autres noms de montagnes, et de hauteurs de toutes sortes, sous le vocable de Jovis. Ce nom était peut-être — il faut le souligner — l'oronyme le plus utilisé en celtique, puisqu'il consistait à attribuer la plupart des lieux élevés à cette divinité suprême Jovis, autrement connue sous les noms de Jupiter, Dis Pater, You, Yau... Or, on connaît suffisamment la vénération des Celtes pour ce 'Dieu le Père' pour qu'il ne soit pas besoin de refaire une thèse à ce propos. On ne prend guère de risque en disant qu'il existait au moins un mont Jovis par cité gauloise. Autant dire que le cas du mont Saint-Bernard n'est pas unique. A titre d'exemple, on peut citer ce mont Jovis, situé près de Mayence, place forte de la Garde du Rhin, connu aujourd'hui en français sous le nom de mont Tonnerre (c'est-à-dire mont du dieu Taranis) et en allemand sous le nom de Donnersberg (2). Enfin, le Grand Saint-Bernard ne se trouve ni en Lyonnaise, ni encore moins en Armorique. Cela semble une évidence élémentaire. En réalité, il est situé géographiquement sur le territoire des Ceutrones et politiquement et administrativement dans la province des Alpes Pennines.

   De la même manière, le site de Cantguic-Étaples, à l'embouchure de la Canche (lat. : Quantia), dans le Pas-de-Calais, ne correspond pas plus que le précédent à un repère géographique logique dans l'appréciation de la zone octroyée aux Bretons. Car, pas plus que le Saint-Bernard, Étaples ne se trouve en Lyonnaise ou en Armorique. Elle se trouve en réalité chez les Morini, dans la Belgique Deuxième, et ceci ne peut être contesté par personne.(3)

   Au demeurant, il faut autre chose que des lignes fictives et imaginaires, comme celles de Saint-Bernard-Étaples et Saint-Bernard-Menez-Hom, pour créer des limites officielles. Pour qu'une limite puisse être reconnue par toutes les parties, il faut qu'elle soit concrète et matérialisée, soit par des cours d'eau, des montagnes, voire des villes, des lieux connus ou des routes. Croyez-moi, la question des limites de propriété m'est connue, pour des raisons personnelles autant que professionnelles. Fleuriot, dans un autre passage, insiste sur le fait que les chefs bretons avaient le titre de rois. Soit ! je suis entièrement d'accord avec lui sur ce détail. Mais pour qu'il puisse y avoir un roi - et que ce roi puisse imposer son autorité -, il faut au minimum que l'on sache où se trouvent les limites de son royaume ! Or, s'ils avaient été les maîtres de cette grande moitié de la Gaule, nous aurions fatalement dû voir apparaître des dynasties bretonnes, soit à Lyon, soit à Paris. Mais on n'a jamais entendu dire, jusqu'à présent, que des princes bretons, aient régné ni dans l'une ni dans l'autre de ces villes, à aucun moment de l'histoire. Le cas de Constantin III à Arles n'est qu'un épisode éphémère et, de toutes façons, Arles se trouve en dehors de la Lyonnaise.

   Le prétexte d'une éventuelle 'dispersion' des troupes bretonnes est en lui-même, également, un non-sens. Car comment peut-on s'imaginer que ces troupes aient pu avoir, et encore moins conserver, une quelconque cohésion dans leur commandement, leur administration, leur homogénéité, si elles avaient été dispersées de la sorte sur un si vaste territoire. Il ne faut pas avoir peur de dire que les Bretons n'étaient pas les seuls soldats de l'empire romain en Gaule. Dispersés, ils auraient été bien vite neutralisés, absorbés ou anéantis par d'autres unités, qu'elles fussent romaines, gallo-romaines ou fédérés barbares.

   On n'a pas entendu dire non plus - il faut le souligner - que les Francs se soient heurtés à des Bretons, lorsqu'ils ont entamé, vers 430, leur progression vers la Champagne et le bassin parisien. Il faut seulement attendre la fin du cinquième siècle pour que l'on nous dise que les Bretons, alliés aux Armoricains, se sont opposés aux Francs de Clovis. Il a donc fallu à celui-ci arriver aux confins de l'Occident avant d'être confronté à des Bretons continentaux.

   Les Bretons, en toute honnêteté, sont absents de ce chapitre d'histoire, car cette histoire, à l'évidence, n'est pas la leur, pas davantage que cet hypothétique et imaginaire triangle mont Saint-Bernard - Etaples -Menez-Hom.

   D'ailleurs, c'est Fleuriot lui-même qui réduit sa théorie à néant, lorsque, parlant du traité de 497, il dit ceci : "... ./es Armoricains et les Bretons reconnaissaient la suprématie des Francs, mais ne leur payaient pas de tribut. Les Bretons, se voyaient reconnaître un territoire accru de la cité des Curiosolites..." (4).

   La question qui me vient immédiatement à l'esprit est la suivante: comment se fait-il que le territoire des Bretons soit 'accru' de la cité des Curiosolites, en 497, alors qu'on nous dit par ailleurs que les Bretons sont maîtres d'un bien plus vaste territoire, dans lequel se trouve la cité des Curiosolites, depuis Maxime (384-388) ? Qu'avaient-ils besoin d'accepter ce marchandage, s'ils étaient déjà les maîtres incontestés de ce pays depuis plus de cent ans. Était-ce alors parce qu'ils n'en étaient .pas les maîtres avant 497 ? Et a fortiori, s'ils n'étaient pas les maîtres chez les Curiosolites, comment auraient-ils pu l'être, au-delà de cette cité, dans tout ce vaste triangle qui part du sommet du Saint-Bernard jusqu'à la Manche ?

   Manifestement, Fleuriot n'a pas bien analysé ce chapitre. Et c'est bien dommage, car son œuvre est admirable. Je pense qu'il s'est laissé obnubiler par la quête d'un étang, ou d'un lac, situé au sommet d'un Mons Jovis. Nous verrons plus loin ce qu'il faut penser de cette donnée de Nennius.

   D'autres auteurs cherchent à justifier les positions du Mons Jovis et de Cruc Ochidient, respectivement au Saint-Bernard et au Cap Finistère (pour ce dernier, ils n'hésitent même pas à identifier la Galice espagnole), en se basant sur un interligne de Gildas 13.2 :

"... et unam alarum ad Hispaniam, alteram ad Italiam extendens..." (5)

"... il étendit une aile sur l'Espagne et l'autre sur l'Italie...". 

  C'est là une monumentale bévue car, si on analyse correctement l'ensemble du texte, on comprend parfaitement que Gildas ait voulu dire que Maxime, après avoir subjugué l'ensemble de la Gaule et de la Germanie romaine, s'attaqua ensuite à l'Espagne, puis à l'Italie. Ce processus stratégique est on ne peut plus logique car, avant d'attaquer, l'Italie, cœur de l'empire, il lui fallait absolument neutraliser l'Espagne, au risque de voir celle-ci servir de base aux autorités de Rome pour une contre-attaque sur ses arrières.

   Le mot utilisé par Gildas : alarum, "ailes", ne doit pas être pris dans son sens militaire, mais dans son sens figuré: "l'aile du rapace".

   D'autre part, une fois maître des Gaules et de la Germanie, il disposait donc, outre ses troupes bretonnes, des troupes gauloises et germaniques, ainsi que des gardes maures qui l'avaient rallié dès la bataille de Lutèce, en 383.

   Cet interligne de Gildas n'a donc rien à voir avec la délimitation du territoire octroyé aux Bretons par Maxime.


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1.- "Sidoine à son cher Riothamus". Lettre écrite de Lyon, probablement en 470.

2.- Domersberg : sommet situé près de Rockenhausen, dans le Rheinland-Pfalz ; sud-ouest de Mainz (Mayence). Hauteur: 687 m. Donner = Jovis ; Berg = montagne. (Communication du "Goethe Institut", de Paris).

3. Note rajoutée : cette vision de l'Armorique sera revue et corrigée dans notre étude : Genèse de la Bretagne armoricaine.

4.- Souligné par nous.

5.-Gildas, "De excidio Britannia". Traduction anglaise de Michael Winterbottom. Phillimore, London and Chichester, 1978, pp. 20-21.

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