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Analyse spatiale  des indications géographiques données par Nennius

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a) "... depuis l'étang qui se trouve (super verticem) Mont Jovis jusqu'à la cité que l'on nomme Cant Guic, et jusqu'au sommet occidental c'est-à-dire Cruc Ochidient."

b) "... ce sont les Bretons Armoricains..."

 


Mont Jovis

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Repérage géographique.

   La réflexion que nous pouvons tirer de cette recherche sur l'identité de Cant Guic en fonction de Hillion et d'Étables-sur-Mer est que l'administration romaine peut avoir pris en considération la limite entre les cités des Curiosolites et des Ossismes, à savoir le Gouet, la rivière qui débouche entre Saint-Brieuc et Plérin.

   Partant de là, pourquoi ne pas s'imaginer que le Montis Jovis se trouverait, lui aussi, dans ce secteur.

   Si nous remontons le Gouet, limite reconnue entre les deux cités, nous trouvons sa source près de la crête de la cime de Kerchouan, auprès de la ferme du même nom. O surprise ! A neuf cents mètres de là, de l'autre côté de la cime, on trouve aussi la source de l'Oust, rivière qui a constitué elle-même la limite entre les Curiosolites à l'est et les Vénètes à l'ouest. Autrement dit, si l'on rejoint l'embouchure de la Vilaine, qui n'est que le prolongement de l'Oust, à celle du Gouet, nous obtenons une ligne continue dont le point commun et culminant se trouve à Kerchouan ! A l'est, les Curiosolites et les Namnètes; à l'ouest, les Ossismes et les Vénètes.

   Et ce n'est pas tout. Ce point précis de Kerchouan correspond aussi à la ligne de partage des eaux entre le Trégor, au nord, et le Poher oriental, au sud, lequel a, comme l'a pressenti Fleuriot, probablement fait partie du Vannetais. Sa carte n° 9 confirme à ce propos sa carte n° 6, en faisant aboutir la limite du pays vénète et la zone de palatalisation du k exactement à la source de l'Oust et du Gouet, c'est-à-dire à la cime de Kerchouan !

   Autrement dit, Kerchouan n'est pas seulement le point de jonction de deux cités armoricaines, mais de trois. Plus qu'un simple point sur une ligne, c'est donc un centre géographique remarquable et de toute première importance. Et, pour achever de convaincre qu'il s'agit bien d'un point extrême, le" nom même de la commune voisine, Lanfains, nous apporte la confirmation : Lanfains (Lenfeins, 1462; Lenfains, 1663; Lenffains, 1671; Lanfains, 1676) signifie "la paroisse extrême" (bret. lann, "paroisse" ; lat. fines, "extrémité"), car Lanfains est effectivement la dernière commune de l'ouest de la cité des Curiosolites.

 

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Qu'est-ce donc que la cime de Kerchouan?

   Il s'agit d'une portion de ces hauts reliefs qui constituent les crêtes des monts d'Arrée, à l'ouest, chez les Ossismes, et celles des monts du Menez, à l'est, chez les Curiosolites, en même temps qu'ils constituent la ligne de partage des eaux entre le nord et le sud de la péninsule armoricaine. Localement, la cime de Kerchouan se présente sous la forme d'une dorsale arrondie et allongée d'est en ouest, et légèrement incurvée vers le nord. Son sommet occidental est légèrement au nord-est de Canihuel (= Quenec'h uhel), a la côte 263. Son sommet oriental est à l'ouest de Lanfains, a la côte 316. La distance développée d'un sommet à l'autre est d'environ 15 km, ce qui fait pour l'ensemble du massif une longueur d'environ 20 km. Son point culminant se trouve quasiment au milieu de cette distance, à la cote 318, en la commune de La Harmoye, à l'endroit appelé "le Tertre-Coulon" (Colombes ?). 

   Un chemin suit la crête pratiquement d'une extrémité à l'autre.

   Le versant sud est assez prononcé (environ 12 %). Le versant nord est beaucoup plus doux (entre 5 et 8 %).

   Quand on considère le nombre de rivières et de ruisseaux qui prennent leur source dans ce massif et dans le voisinage, on pourrait fort bien gratifier la cime de Kerchouan de 'château d'eau de la Bretagne'. Car, outre le Gouet et l'Oust, nous trouvons aussi de nombreux affluents ou Blavet et du Trieux.

   La cime de Kerchouan se trouve partagée entre les communes actuelles de Canihuel, Le Haut-Corlay, Saint-Bihy et La Harmoye.

 

Étude comparée des noms de Jouan et de Jovis.

   Le Gouet, nous l'avons dit, prend sa source auprès de la ferme de Kerchouan. L'Oust, quant à lui, a sa source à 300 m de la ferme du Bois-du-Pont, sur le versant opposé. Mais ce qui est particulièrement troublant est la présence, à 600 m environ de la source de l'Oust, d'une autre ferme qui porte le nom de la "Ville-Jouan".

   Je ne peux m'empêcher de faire le rapprochement entre les deux noms, Kerchouan et la Ville-Jouan. Dès lors que Kêr et Ville ont un sens identique, le premier en breton, l'autre en gallo, la seule différence qui reste est celle du ch et du j initiaux de ce qui semble être un nom de personne. Mais, en vérité, il s'agit là d'un phénomène secondaire, car ch et j sont issus d'un même phonème, qui se rattache aux consonnes sifflantes de l'alphabet : s, z, ch, j.

   Le résultat est que nous sommes en présence d'un cas curieux de dédoublement d'un même nom de lieu, d'une part en forme bretonne et, d'autre part, en forme gallo. Il serait intéressant de savoir s'il ne s'agit pas d'un cas unique.

   Précisons tout de suite que ce nom n'a rien à voir, du moins directement, avec le nom des Chouans, les volontaires et soldats royalistes de l'époque de la Révolution française. Les noms de Kerchouan et de la Ville-Jouan sont, en effet, déjà cités par Ogée, qui écrivait avant la Révolution.

   Venons-en au fait. Peut-on reconnaître dans cette composante, Jouan ou Chouan, le nom de Jovis ?

   On peut me répondre que non, ou du moins pas nécessairement. Il faudrait d'abord savoir a quand remonte ces toponymes, et il faut aussi garder en mémoire que ce nom de Jouan était très connu et très utilisé, d'abord en tant que prénom, ensuite en tant que nom de famille. Jusqu'à présent, on s'accorde à penser que ce nom est une variante issue de Jean, ce dernier étant lui-même tiré de l'hébreu : Io, abréviation de Javeh, Jehovah (1) = Dieu, et Hanan " = (qui est) miséricordieux". Ses formes latines sont Johannes, Joannes. Il a donné entre autres Jean, Yann, Jaouen, Jouan, Youenn...

   Sans vouloir rejeter d'office ce qui semble accepté par tous, je tiens tout de même à attirer l'attention sur une autre méthode d'investigation, qui consiste à prendre le problème par l'autre bout, en étudiant les origines et l'évolution de Jovis.

Les origines.

   En fait, Jovis est la forme populaire et latine de la divinité indo-européenne bien connue, Jupiter. La valeur symbolique de ce nom est 'Dieu le Père' ou le 'Père des dieux', ce qui signifie à peu près la même chose. Son nom est resté intact en celtique : Dis Pater, ainsi qu'en sanscrit: Dyaùs Pitar.

   Le monde hellénique a utilisé très tôt une forme évoluée en Zeus (Theos - Dieu). Les Romains, qui sont issus d'un mélange d'Italiotes, d'Étrusques et de Troyens, ont poursuivi cette évolution pour en arriver à une forme réduite Ju, ou Jou, que l'on trouve chez eux sous les formes Juppiter (Jou-Pater), d'une part, et Jovis, d'autre part.

Les dérivés.

   Avec l'extension de l'empire romain, le nom latin de Jupiter et Jovis a été confronté aux autres formes locales de ce même nom au fur et à mesure des conquêtes et des annexions des nouvelles provinces. Comme l'administration romaine faisait obligatoirement usage du nom officiel latin, c'est donc celui-ci qui a prévalu, soit en faisant disparaître purement et simplement les noms antérieurs, soit — comme cela a été aussi souvent le cas — à se trouver en première position dans l'association des deux noms, ou même encore associé à la fonction du dieu autochtone. Les exemples en sont multiples.

   Toujours est-il que Jovis a donné en gaulois Jeu, qui se retrouve dans le nom du jour de la 'semaine, Jeudi (Jovis dies - jour de Jupiter) et toute une kyrielle de toponymes en Mont-Jou, Mont-Joie... parmi lesquels on trouve surtout des toponymes de hauteurs, de collines et de montagnes. Ceci est un fait reconnu et indiscuté.

   Jovis a aussi donné en breton yaou, en gallois iau et en comique yow.

   Un autre aspect du problème est l'utilisation du nom de la divinité en tant que nom de famille. Il était d'usage, en effet, à Rome et ailleurs, de rechercher pour les familles influentes soit des origines divines, soit des origines héroïques.

   Réservé à l'origine aux familles nobles, ces noms, avec le temps, ont fini par passer au niveau populaire, aussi bien à Rome que dans les provinces. L'individu pouvait porter un nom basé sur la racine Jovis sans que cela ne surprenne personne.

   Et il en a été le cas de :

   Jovinus : né à Reims; refuse la pourpre en 363; consul en 368, mort en 379 ;

   Jovinus : usurpateur en 411; tué en 413 à Valence; Jovien (Flavius Claudius Jovianus);  né à Singidunum, proclamé en 363 ; mort en 364 ;

   Jovinus : ermite de la fin du IVème siècle (v. plus loin).

   Il est hors de question de pouvoir penser que ces noms aient pu être tirés de celui de Jean, qui a l'époque se prononçait Jonannes ou Joannes, comme nous l'avons vu. Le v de la deuxième syllabe permet d'affirmer sans crainte que le nom est basé sur Jovis. D'autre part, le climat souvent violemment anti-chrétien de l'époque laisse présumer que les parents auraient hésité et sérieusement réfléchi avant de s'aventurer à donner un prénom chrétien à leurs enfants.

   C'est pourquoi, en particulier, les cas de Jovin et de Jovien sont très intéressants pour notre étude, car ils nous font apparaître des formes familières, voire hypocoristiques, de la forme de base Jov- ou Jou-. Dans trois cas cités, on peut en plus remarquer que nous avons à faire à des empereurs ou consul issus de la province, ce qui ne manque pas de conférer a leurs noms des approches-sensiblement différentes que s'ils étaient issus de métropolitains de l'Urbs ou même des Italiens. Dans ce cas, on doit songer à un désir de plaire à l'autorité occupante de la part des provinciaux et, pour ce faire, la première opération consiste à introduire des noms de l'occupant dans le langage national.

   En appliquant les mêmes principes hypocoristiques que ceux qui ont donné Jovinus à partir de Jov + in, ceux qui me viennent à l'esprit sont bien évidemment Yaouen, Youenn, pour le breton, et Jaouen, Jouen et Jouan, en gallo ou en gaulois. Dès lors, je mets au défi n'importe qui de me prouver que Youenn, Jaouen ou Jouan proviennent de Johannes plutôt que de Jovinus. Et j'attends les réponses.

   On peut pousser plus loin encore le débat. On a vu que Jou provient d'un (Dios) qui signifie Dieu. Mais on a vu aussi que Jo, abréviation de Javeh, signifie aussi Dieu. Donc, qu'il soit basé sur Jean ou sur Jovinus, le nom de Jouan se rapporte de toute façon à Dieu.

   Or, ce qui nous apparaît aujourd'hui comme ayant pu être une source de confusion entre des noms païens et chrétiens, je suis persuadé que les autorités religieuses de la chrétienté s'en étaient rendues compte au moment de la supplantation des cultes. Et, si tel a pu être le cas, il faut bien reconnaître que l'occasion était idéale pour supplanter un culte chrétien à un culte païen, puisqu'on l'espèce, on n'avait même pas besoin de changer le nom. Le païen Jouan (Jovinus) est devenu le chrétien Jouan (Johannes), sans qu'il y ait eu rupture dans la dénomination.

   Est-ce donc surprenant de trouver un toponyme comme Saint-Jouan-de-1'Isle, sous le patronage de saint Jean. Absolument pas. Comme on vient de le voir, le fait de dédier ce site à saint Jean ne prouve en rien que la fondation d'un éventuel village à cet endroit se soit faite à l'époque chrétienne. Or, le site de Saint-Jouan-de-1'Isle consiste en une hauteur dominant la vallée de la Rance. Autre fait intéressant, ce toponyme se trouve à l'extrémité opposée de la cité des Curiosolites, du côté des Redones. N'est-il pas surprenant de trouver le même éponyme, aux confins opposés d'une même cité, dans des conditions similaires: un Jouan au sommet d'une colline. Quelle différence cela fait-il avec les autres Mont-Jou, Mont-Joie... dans lesquels on reconnaît Montis Jovis. Aucune. Les données sont les mêmes et répondent de la même façon aux mêmes questions.

   Et si l'on cherche à m'opposer que Saint-Jouan-de-1'Isle doit son nom au fait qu'il s'agissait autrefois d'une dépendance de l'abbaye de Saint-Jouin-de-Marnes, en Vendée, je fais remarquer tout de suite que ce nom de Saint Jouin est lui-même issu du nom de saint Jovinus, son fondateur, qui vivait à la fin du quatrième siècle. La plus belle preuve de confusion que nous puissions trouver entre les noms de Jovin- et de Jean tient justement à ce que le patronage de l'abbaye en question est dédiée à saint Jouin (Jovinus) et a saint Jean. Le fait que la paroisse de Saint-Jouan-de-1'îsle soit sous le vocable de saint Jean ne dessert en rien ma théorie, bien au contraire.

   De nombreux auteurs, dont Brekilien et Markale, ont soulevé le fait que la plupart des noms de lieux dédiés primitivement à Belenos, qui correspondent quasiment toujours à des hauteurs, ont été attribués à l'archange saint Michel, qui n'est que l'adaptation chrétienne nécessaire de Belenos.

   Mais on a de quoi être tout aussi surpris par le nombre de toponymes de hauteurs, ou de lieux de cultes sur les hauteurs, sous le vocable de saint Jean. L'un des plus mémorables en la matière est d'ailleurs le mont Saint-Jean de la bataille de Waterloo.

   Et qu'est-ce donc, en définitive, que le rite des feux de la Saint-Jean sur les hauteurs, sinon la reprise à l'identique du culte du soleil au moment du solstice d'été, par le symbole de l'offrande d'un grand feu dédié à 'Dieu le Père', père du Jour et de la Lumière ? Le nom breton de ce feu est sans équivoque : tantad, à savoir : tan, "feu", et tad, "père" (le feu du Père). En Trégor, le premier des feux traditionnellement allumés était celui du Menez-Bré, lequel, visible de loin, même jusqu'à la côte, donnait le signal de l'embrasement de tous les tantadoù de la région.

   On pourrait disserter sur ce sujet à perte de vue. Mais la conclusion qui s'impose à ce chapitre est que les noms de Jouan, Chouan, Youenn... ne sont donc pas issus du nom juif Jean, ni du latin Johannes, mais correspondent bien en réalité à des formes hypocoristiques de Jovis. Compte tenu des éléments géographiques indéniables qui s'y attachent, la cime de Kerchouan doit donc être identifiée au Montis Jovis cité par Nennius. (2)

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   Du point de vue purement géographique, la cote 316 de la cime de Kerchouan correspond au point de jonction des limites des trois cités armoricaines. On peut donc estimer qu'il s'agit d'un point de repère qui remonte au minimum à 500 ans avant J.C. Tout dépend à quelle date on fait arriver les Celtes en ce pays. Mais rien ne prouve que ce repère n'avait pas été déjà déterminé par des populations antérieures, les Gaulois n'ayant fait bien souvent également que de se servir des données de leurs prédécesseurs. En vertu de quoi, nous pouvons dire que ce point précis est l'endroit historique le plus ancien de toute l'Armorique occidentale.

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1.- Ces indications sont données par les ouvrages de vulgarisation. Mais les puristes ont le droit de préciser que Jéhovah est formé du tétragramme de Dieu (JKWH) et des voyelles d'Adonai, "Seigneur".

2.- On notera également que le saint patron de la paroisse de Canihuel, qui s'étend d'ailleurs sur l'extrémité ouest du massif de Kerchouan, était précisément saint Joevin (alias Jouva, Jaoua, Jaouen, Yaouen).

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Carte rajoutée, extraite de : Mouez Ar Vro / Alain Le Diuzet. 1960

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